Название: Le roman d'un jeune homme pauvre (Novel)
Автор: Feuillet Octave
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
isbn:
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Je n'ai pu encore sonder jusqu'au fond l'abîme où nous sommes engloutis. Une semaine après la mort de mon père, je tombai gravement malade, et c'est à peine si, après deux mois de souffrance, j'ai pu quitter notre château patrimonial le jour où un étranger en prenait possession. Heureusement un vieil ami de ma mère qui habite Paris, et qui était chargé autrefois des affaires de notre famille en qualité de notaire, est venu à mon aide dans ces tristes circonstances: il m'a offert d'entreprendre lui-même un travail de liquidation qui présentait à mon inexpérience des difficultés inextricables. Je lui ai abandonné absolument le soin de régler les affaires de la succession, et je présume que sa tâche est aujourd'hui terminée. A peine arrivé hier matin, j'ai couru chez lui: il était à la campagne, d'où il ne doit revenir que demain. Ces deux journées ont été cruelles: l'incertitude est vraiment le pire de tous les maux, parce qu'il est le seul qui suspende nécessairement les ressorts de l'âme et qui ajourne le courage. Il m'eût bien surpris, il y a dix ans, celui qui m'eût prophétisé que ce vieux notaire, dont le langage formaliste et la raide politesse nous divertissaient si fort, mon père et moi, serait un jour l'oracle de qui j'attendrais l'arrêt suprême de ma destinée! Je fais mon possible pour me tenir en garde contre des espérances exagérées: j'ai calculé approximativement que, toutes nos dettes payées, il nous resterait un capital de cent vingt à cent cinquante mille francs. Il est difficile qu'une fortune qui s'élevait à cinq millions ne nous laisse pas au moins cette épave. Mon intention est de prendre pour ma part une dizaine de mille francs, et d'aller chercher fortune dans les nouveaux Etats de l'Union; j'abandonnerai le reste à ma soeur.
Voilà assez d'écriture pour ce soir. Triste occupation que de retracer de tels souvenirs! Je sens néanmoins qu'elle m'a rendu un peu de calme. Le travail certainement est une loi sacrée, puisqu'il suffit d'une faire la plus légère application pour éprouver je ne sais quel contentement et quelle sérénité. L'homme cependant n'aime point le travail: il n'en peut méconnaître les infaillibles bienfaits; il les goûte chaque jour, s'en applaudit, et chaque lendemain il se remet au travail avec la même répugnance. Il me semble qu'il y a là une contradiction singulière et mystérieuse, comme si nous sentions à la fois dans le travail le châtiment et le caractère divin et paternel du juge.
Jeudi.
Ce matin, à mon réveil, on m'a remis une lettre du vieux Laubépin. Il m'invitait à dîner, en s'excusant de la liberté grande; il ne me faisait d'ailleurs aucune communication relative à mes intérêts. J'ai mal auguré de cette réserve.
En attendant l'heure fixée, j'ai fait sortir ma soeur de son couvent, et je l'ai promenée dans Paris. L'enfant ne se doute pas de notre ruine. Elle a eu, dans le cours de la journée, diverses fantaisies assez coûteuses. Elle s'est approvisionnée largement de gants, de papier rose, de bonbons pour ses amies, d'essences fines, de savons extraordinaires, de petits pinceaux, toutes choses fort utiles sans soute, mais qui le sont moins qu'un dîner. Puisse-t-elle l'ignorer toujours!
A six heures, j'étais rue Cassette, chez M. Laubépin. Je ne sais quel âge peut avoir notre vieil ami; mais, aussi loin que remontent mes souvenirs dans le passé, je l'y retrouve tel que je l'ai revu aujourd'hui, grand, sec, un peu voûté, cheveux blancs en désordre, oeil perçant sous des touffes de sourcils noirs, une physionomie robuste et fine tout à la fois. J'ai revu en même temps l'habit noir d'une coupe antique, la cravate blanche professionnelle, le diamant héréditaire au jabot, – bref, tous les signes extérieurs d'un esprit grave, méthodique et ami des traditions. Le vieillard m'attendait devant la porte ouverte de son petit salon: après une profonde inclination, il a saisi légèrement ma main entre deux doigts, et m'a conduit en face d'une vieille dame d'apparence assez simple qui se tenait debout devant la cheminée: "M. le marquis de Champcey d'Hauterive!" a dit alors M. Laubépin de sa voix forte, grasse et emphatique; puis tout à coup, d'un ton plus humble, en se retournant vers moi: "Madame Laubépin!"
Nous nous sommes assis, et il y a eu un moment de silence embarrassé. Je m'étais attendu à un éclaircissement immédiat sur ma situation définitive: voyant qu'il était différé, j'ai présumé qu'il ne pouvait être d'une nature agréable, et cette présomption m'était confirmée par les regards de compassion discrète dont madame Laubépin m'honorait furtivement. Quant à M. Laubépin, il m'observait avec une attention singulière, qui ne me paraissait pas exempte de malice. Je me suis rappelé alors que mon père avait toujours prétendu flairer dans le coeur du cérémonieux tabellion et sous ses respects affectés, un vieux reste de levain bourgeois, roturier, et même jacobin. Il m'a semblé que ce levain fermentait un peu en ce moment, et que les secrètes antipathies du vieillard trouvaient quelque satisfaction dans le spectacle d'un gentilhomme à la torture. J'ai pris aussitôt la parole en essayant de montrer, malgré l'accablement réel que j'éprouvais, une pleine liberté d'esprit:
– Comment, monsieur Laubépin, ai-je dit, vous avez quitté la place des Petits-Pères, cette chère place des Petits-Pères? Vous avez pu vous décider à cela? Je ne l'aurais jamais cru.
– Mon Dieu! monsieur le marquis, a répondu M. Laubépin, c'est effectivement une infidélité qui n'est point de mon âge; mais, en cédant l'étude, j'ai dû céder le logis, attendu qu'un panonceau ne se déplace pas comme une enseigne.
– Cependant vous vous occupez encore d'affaires?
– A titre amical et officieux, oui, monsieur le marquis. Quelques familles honorables, considérables, dont j'ai eu le bonheur d'obtenir la confiance pendant une pratique de quarante-cinq années, veulent bien encore quelquefois, dans des circonstances particulièrement délicates, réclamer les avis de mon expérience, et je crois pouvoir ajouter qu'elles se repentent rarement de les avoir suivis.
Comme M. Laubépin achevait de se rendre à lui-même ce témoignage, une vieille domestique est venue annoncer que le dîner était servi. J'ai eu alors l'avantage de conduire madame Laubépin dans la salle voisine. Pendant tout le repas, la conversation s'est traînée dans la plus insignifiante banalité, M. Laubépin ne cessant d'attacher sur moi son regard perçant et équivoque, tandis que madame Laubépin prenait, en m'offrant de chaque plat, ce ton douloureux et pitoyable qu'on affecte auprès du lit d'une malade. Enfin on s'est levé, et le vieux notaire m'a introduit dans son cabinet, où l'on nous a aussitôt servi le café. Me faisant asseoir alors, et s'adossant à la cheminée:
– Monsieur le marquis, a dit M. Laubépin, vous m'avez fait l'honneur de me confier le soin de liquider la succession de feu M. le marquis de Champcey d'Hauterive, votre père. Je m'apprêtais hier même à vous écrire, quand j'ai su votre arrivée à Paris, laquelle me permet de vous rendre compte de vive voix du résultat de mon zèle et de mes opérations.
– Je pressens, monsieur, que ce résultat n'est pas heureux.
– Non, monsieur le marquis, et je ne vous cacherai pas que vous devez vous armer de courage pour l'apprendre; mais il est dans mes habitudes de procéder avec méthode. Ce fut, monsieur, en l'année 1820, que mademoiselle Louise-Hélène Dugald Delatouche d'Erouville fut recherchée en mariage par Charles-Christian Odiot, marquis de Champcey d'Hauterive. Investi par une sorte de tradition séculaire de la direction des intérêts de la famille Dugald Delatouche, et admis en outre dès longtemps près de la jeune héritière de cette maison sur le pied d'une familiarité respectueuse, je dus employer tous les arguments de la raison pour combattre le penchant de son coeur et la détourner de cette funeste alliance. Je dis funeste alliance, СКАЧАТЬ