Название: Leone Leoni
Автор: Жорж Санд
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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– Eh bien! accorde-moi une autre faveur à la place de celle-là: consens à quitter Venise demain.
– De tout mon coeur. Que m'importe Venise et tout le reste? Va, ne me crois pas quand j'exprime quelque regret du passé; c'est le dépit ou la folie qui me fait parler ainsi! Le passé! juste ciel! ne sais-tu pas combien j'ai de raisons pour le haïr? Vois comme il m'a brisée! Comment aurais-je la force de le ressaisir s'il m'était rendu!
Je baisai la main de Juliette pour la remercier de l'effort qu'elle faisait en parlant ainsi; mais je n'étais pas convaincu: elle ne m'avait fait aucune réponse satisfaisante. Je repris ma promenade mélancolique autour de la chambre.
Le sirocco s'était levé et avait séché le pavé en un instant. La ville était redevenue sonore, comme elle est ordinairement, et mille bruits de fête se faisaient entendre: tantôt la chanson rauque des gondoliers avinés, tantôt les huées des masques sortant des cafés et agaçant les passants, tantôt le bruit de la rame sur le canal. Le canon de la frégate souhaita le bonsoir aux échos des lagunes, qui lui répondirent comme une décharge d'artillerie. Le tambour autrichien y mêla son roulement brutal, et la cloche de Saint-Marc fit entendre un son lugubre.
Une tristesse horrible s'empara de moi. Les bougies, en se consumant, mettaient le feu à leurs collerettes de papier vert et jetaient une lueur livide sur les objets. Tout prenait pour mes sens des formes et des sons imaginaires. Juliette, étendue sur le sofa et roulée dans l'hermine et dans la soie, me semblait une morte enveloppée dans son linceul. Les chants et les rires du dehors me faisaient l'effet de cris de détresse, et chaque gondole qui glissait sous le pont de marbre situé au bas de ma fenêtre me donnait l'idée d'un noyé se débattant contre les flots et l'agonie. Enfin, je n'avais que des pensées de désespoir et de mort dans la tête, et je ne pouvais soulever le poids dont ma poitrine était oppressée.
Cependant je me calmai et je fis de moins folles réflexions. Je m'avouai que la guérison de Juliette faisait des progrès bien lents, et que, malgré tous les sacrifices que la reconnaissance lui avait arrachés en ma faveur, son coeur était presque aussi malade que dans les premiers jours. Ces regrets si longs et si amers d'un amour si misérablement placé me semblaient inexplicables, et j'en cherchai la cause dans l'impuissance de mon affection. Il faut, pensai-je, que mon caractère lui inspire quelque répugnance insurmontable qu'elle n'ose m'avouer. Peut-être la vie que je mène lui est-elle antipathique, et pourtant j'ai conformé mes habitudes aux siennes. Leoni la promenait sans cesse de ville en ville; je la fais voyager depuis deux ans sans m'attacher à aucun lieu et sans tarder un instant à quitter l'endroit où je vois la moindre trace d'ennui sur son visage. Cependant elle est triste; cela est certain; rien ne l'amuse, et c'est par dévouement qu'elle daigne quelquefois sourire. Rien de ce qui plaît aux femmes n'a d'empire sur cette douleur: c'est un rocher que rien n'ébranle, un diamant que rien ne ternit. Pauvre Juliette! quelle vigueur dans ta faiblesse! quelle résistance désespérante dans ton inertie!
Insensiblement je m'étais laissé aller à exprimer tout haut mes anxiétés. Juliette s'était soulevée sur un bras; et, penchée en avant sur les coussins, elle m'écoutait tristement.
– Ecoute, lui dis-je en m'approchant d'elle, j'imagine une nouvelle cause à ton mal. Je l'ai trop comprimé, tu l'as trop refoulé dans ton coeur; j'ai craint lâchement de voir cette plaie, dont l'aspect me déchirait; et toi, par générosité, tu me l'as cachée. Ainsi négligée et abandonnée, ta blessure s'est envenimée tous les jours, quand tous les jours j'aurais dû la soigner et l'adoucir. J'ai eu tort, Juliette. Il faut montrer ta douleur, il faut la répandre dans mon sein; il faut me parler de tes maux passés, me raconter ta vie à chaque instant, me nommer mon ennemi; oui, il le faut. Tout à l'heure tu as dit un mot que je n'oublierai pas; tu m'as conjuré de te faire au moins entendre son nom. Eh bien! prononçons-le ensemble, ce nom maudit qui te brûle la langue et le coeur. Parlons de Leoni. Les yeux de Juliette brillèrent d'un éclat involontaire. Je me sentis oppressé; mais je vainquis ma souffrance, et je lui demandai si elle approuvait mon projet.
– Oui, me dit-elle d'un air sérieux, je crois que tu as raison. Vois-tu, j'ai souvent la poitrine pleine de sanglots; la crainte de t'affliger m'empêche de les répandre, et j'amasse dans mon sein des trésors de douleur. Si j'osais m'épancher devant toi, je crois que je souffrirais moins. Mon mal est comme un parfum qui se garde éternellement dans un vase fermé; qu'on ouvre le vase, et le parfum s'échappe bien vite. Si je pouvais parler sans cesse de Leoni, te raconter les moindres circonstances de notre amour, je me remettrais à la fois sous les yeux le bien et le mal qu'il m'a faits; tandis que ton aversion me semble souvent injuste, et que, dans le secret de mon coeur, j'excuse des torts dont le récit, dans la bouche d'un autre, me révolterait.
– Eh bien! lui dis-je, je veux les apprendre de la tienne. Je n'ai jamais su les détails de cette funeste histoire; je veux que tu me les dises, que tu me racontes ta vie tout entière. En connaissant mieux tes maux, j'apprendrai peut-être à les mieux adoucir. Dis-moi tout, Juliette; dis-moi par quels moyens ce Leoni a su se faire tant aimer; dis-moi quel charme, quel secret il avait; car je suis las de chercher en vain le chemin inabordable de ton coeur. Je t'écoute, parle.
– Ah! oui, je le veux bien, répondit-elle; cela va enfin me soulager. Mais laisse-moi parler, et ne m'interromps par aucun signe de chagrin ou d'emportement; car je dirai les choses comme elles se sont passées; je dirai le bien et le mal, combien j'ai souffert et combien j'ai aimé.
– Tu diras tout et j'entendrai tout, lui répondis-je. Je fis apporter de nouvelles bougies et ranimer le feu. Juliette parla ainsi.
III
Vous savez que je suis fille d'un riche bijoutier de Bruxelles. Mon père était habile dans sa profession, mais peu cultivé d'ailleurs. De simple ouvrier il s'était élevé à la possession d'une belle fortune que le succès de son commerce augmentait de jour en jour. Malgré son peu d'éducation, il fréquentait les maisons les plus riches de la province, et ma mère, qui était jolie et spirituelle, était bien accueillie dans la société opulente des négociants.
Mon père était doux et apathique. Cette disposition augmentait chaque jour avec sa richesse et son bien-être. Ma mère, plus active et plus jeune, jouissait d'une indépendance illimitée, et profitait avec ivresse des avantages de la fortune et des plaisirs du monde. Elle était bonne, sincère et pleine de qualités aimables; mais elle était naturellement légère, et sa beauté, merveilleusement respectée par les années, prolongeait sa jeunesse aux dépens de mon éducation. Elle m'aimait tendrement, à la vérité, mais sans prudence et sans discernement. Fière de ma fraîcheur et des frivoles talents qu'elle m'avait fait acquérir, elle ne songeait qu'à me promener et à me produire; elle éprouvait un doux mais dangereux orgueil à me couvrir sans cesse de parures nouvelles, et à se montrer avec moi dans les fêtes. Je me souviens de ce temps avec douleur et pourtant avec plaisir; j'ai fait depuis de tristes réflexions sur le futile emploi de mes jeunes années, et cependant je le regrette, ce temps de bonheur et d'imprévoyance qui aurait du ne jamais finir ou ne jamais commencer. Je crois encore voir ma mère avec sa taille rondelette et gracieuse, ses mains si blanches, ses yeux si noirs, son sourire si coquet, et cependant si bon, qu'on voyait au premier coup d'oeil qu'elle n'avait jamais connu ni soucis ni contrariétés, et qu'elle était incapable d'imposer aux autres aucune contrainte, même à bonne intention. Oh! oui, je me souviens d'elle! je me rappelle nos longues matinées consacrées à méditer et à préparer nos toilettes de bal, nos après-midi employées à une autre toilette si vétilleuse, qu'il nous restait à peine une heure pour aller nous montrer à la promenade. Je me représente ma mère avec ses robes de satin, ses fourrures, ses longues plumes blanches, et tout le léger volume des blondes et des rubans. Après avoir achevé sa toilette, elle s'oubliait un instant pour s'occuper de moi. J'éprouvais bien quelque ennui à délacer mes brodequins de satin СКАЧАТЬ