Le temps retrouvé. Marcel Proust
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Название: Le temps retrouvé

Автор: Marcel Proust

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ intellectuelle. On le trouvait « avant-guerre », démodé, car ceux-là mêmes qui sont le plus incapables de juger les mérites sont ceux qui pour les classer adoptent le plus l’ordre de la mode ; ils n’ont pas épuisé, pas même effleuré les hommes de mérite qu’il y avait dans une génération, et maintenant il faut les condamner tous en bloc car voici l’étiquette d’une génération nouvelle, qu’on ne comprendra pas davantage. Quant à la deuxième accusation, celle de germanisme, l’esprit juste-milieu des gens du monde la leur faisait repousser, mais elle avait trouvé un interprète inlassable et particulièrement cruel en Morel qui, ayant su garder dans les journaux, et même dans le monde, la place que M. de Charlus avait, en prenant, les deux fois, autant de peine, réussi à lui faire obtenir, mais non pas ensuite à lui faire retirer, poursuivait le baron d’une haine implacable ; c’était non seulement cruel de la part de Morel, mais doublement coupable, car quelles qu’eussent été ses relations exactes avec le baron, il avait connu de lui ce qu’il cachait à tant de gens, sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste d’une telle générosité, d’une telle délicatesse, lui avait montré de tels scrupules de ne pas manquer à sa parole, qu’en le quittant l’idée que Charlie avait emportée de lui n’était nullement l’idée d’un homme vicieux (tout au plus considérait-il le vice du baron comme une maladie) mais de l’homme ayant le plus d’idées élevées qu’il eût jamais connu, un homme d’une sensibilité extraordinaire, une manière de saint. Il le niait si peu que, même brouillé avec lui, il disait sincèrement à des parents : « Vous pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir sur lui que la meilleure influence. » Aussi quand il cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu’il bafouait en lui ce n’était pas le vice, c’était la vertu. Un peu avant la guerre, de petites chroniques, transparentes pour ce qu’on appelait les initiés, avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l’une intitulée : « Les mésaventures d’une douairière en us, les vieux jours de la Baronne », Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter à ses connaissances, et M. Verdurin, déclarant que Voltaire même n’écrivait pas mieux, en donnait lecture à haute voix. Depuis la guerre le ton avait changé. L’inversion du baron n’était pas seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité germanique : « Frau Bosch », « Frau von den Bosch » étaient les surnoms habituels de M. de Charlus. Un morceau d’un caractère poétique avait ce titre emprunté à certains airs de danse dans Beethoven : « Une Allemande ». Enfin deux nouvelles : « Oncle d’Amérique et Tante de Francfort » et « Gaillard d’arrière » lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie de Brichot lui-même qui s’était écrié : « Pourvu que très haute et très puissante Anastasie ne nous caviarde pas ! » Les articles eux-mêmes étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style dérivait de Bergotte mais d’une façon à laquelle seul peut-être j’étais sensible, et voici pourquoi. Les écrits de Bergotte n’avaient nullement influé sur Morel. La fécondation s’était faite d’une façon toute particulière et si rare que c’est à cause de cela seulement que je la rapporte ici. J’ai indiqué en son temps la manière si spéciale que Bergotte avait, quand il parlait, de choisir ses mots, de les prononcer. Morel, qui l’avait longtemps rencontré, avait fait de lui alors des « imitations », où il contrefaisait parfaitement sa voix, usant des mêmes mots qu’il eût pris. Or maintenant, Morel pour écrire transcrivait des conversations à la Bergotte, mais sans leur faire subir cette transposition qui en eût fait du Bergotte écrit. Peu de personnes ayant causé avec Bergotte, on ne reconnaissait pas le ton, qui différait du style. Cette fécondation orale est si rare que j’ai voulu la citer ici. Elle ne produit, d’ailleurs, que des fleurs stériles.

      Morel qui était au bureau de la presse et dont personne ne connaissait la situation irrégulière affectait de trouver, son sang français bouillant dans ses veines comme le jus des raisins de Combray, que c’était peu de chose que d’être dans un bureau pendant la guerre et feignait de vouloir s’engager (alors qu’il n’avait qu’à rejoindre) pendant que Mme Verdurin faisait tout ce qu’elle pouvait pour lui persuader de rester à Paris. Certes, elle était indignée que M. de Cambremer, à son âge, fût dans un état-major, et de tout homme qui n’allait pas chez elle elle disait : « Où est-ce qu’il a encore trouvé le moyen de se cacher celui-là ? », et si on affirmait que celui-là était en première ligne depuis le premier jour, répondait sans scrupule de mentir ou peut-être par habitude de se tromper : « Mais pas du tout, il n’a pas bougé de Paris, il fait quelque chose d’à peu près aussi dangereux que de promener un ministre, c’est moi qui vous le dis, je vous en réponds, je le sais par quelqu’un qui l’a vu » ; mais pour les fidèles ce n’était pas la même chose, elle ne voulait pas les laisser partir, considérant la guerre comme une grande « ennuyeuse » qui les faisait la lâcher ; aussi faisait-elle toutes les démarches pour qu’ils restassent, ce qui lui donnerait le double plaisir de les avoir à dîner et, quand ils n’étaient pas encore arrivés ou déjà partis, de flétrir leur inaction. Encore fallait-il que le fidèle se prêtât à cet embusquage, et elle était désolée de voir Morel feindre de vouloir s’y montrer récalcitrant ; aussi lui disait-elle : « Mais si, vous servez dans ce bureau, et plus qu’au front. Ce qu’il faut, c’est d’être utile, faire vraiment partie de la guerre, en être. Il y a ceux qui en sont et les embusqués. Eh bien, vous, vous en êtes, et, soyez tranquille, tout le monde le sait, personne ne vous jette la pierre. » Telle dans des circonstances différentes, quand pourtant les hommes n’étaient pas aussi rares et qu’elle n’était pas obligée comme maintenant d’avoir surtout des femmes, si l’un d’eux perdait sa mère, elle n’hésitait pas à lui persuader qu’il pouvait sans inconvénient continuer à venir à ses réceptions. « Le chagrin se porte dans le cœur. Vous voudriez aller au bal (elle n’en donnait pas), je serais la première à vous le déconseiller, mais ici, à mes petits mercredis ou dans une baignoire, personne ne s’en étonnera. On sait bien que vous avez du chagrin… » Maintenant les hommes étaient plus rares, les deuils plus fréquents, inutiles même à les empêcher d’aller dans le monde, la guerre suffisait. Elle voulait leur persuader qu’ils étaient plus utiles à la France en restant à Paris, comme elle leur eût assuré autrefois que le défunt eût été plus heureux de les voir se distraire. Malgré tout elle avait peu d’hommes, peut-être regrettait-elle parfois d’avoir consommé avec M. de Charlus une rupture sur laquelle il n’y avait plus à revenir.

      Mais si M. de Charlus et Mme Verdurin ne se fréquentaient plus, chacun – avec quelques petites différences sans grande importance – continuait, comme si rien n’avait changé, Mme Verdurin à recevoir, M. de Charlus à aller à ses plaisirs : par exemple, chez Mme Verdurin, Cottard assistait maintenant aux réceptions dans un uniforme de colonel de « l’île du Rêve », assez semblable à celui d’un amiral haïtien et sur le drap duquel un large ruban bleu ciel rappelait celui des « Enfants de Marie » ; quant à M. de Charlus, se trouvant dans une ville d’où les hommes déjà faits, qui avaient été jusqu’ici son goût, avaient disparu, il faisait comme certains Français, amateurs de femmes en France et vivant aux colonies : il avait, par nécessité d’abord, pris l’habitude et ensuite le goût des petits garçons.

      Encore le premier de ces traits caractéristiques du salon Verdurin s’effaça-t-il assez vite, car Cottard mourut bientôt « face à l’ennemi », dirent les journaux, bien qu’il n’eût pas quitté Paris, mais se fût, en effet, surmené pour son âge, suivi bientôt par M. Verdurin, dont la mort chagrina une seule personne qui fut, le croirait-on, Elstir. J’avais pu étudier son œuvre à un point de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout au fur et à mesure qu’il vieillissait, la reliait superstitieusement à la société qui lui avait fourni ses modèles et, après s’être ainsi, par l’alchimie des impressions, transformée chez lui en œuvres d’art, lui avait donné son public, ses spectateurs. De plus en plus enclin à croire matériellement qu’une part notable de la beauté réside dans les choses, ainsi que, pour commencer, il avait adoré en Mme Elstir le type de beauté un peu lourde qu’il avait poursuivie, caressé dans des peintures, des tapisseries, il voyait СКАЧАТЬ