Le temps retrouvé. Marcel Proust
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Название: Le temps retrouvé

Автор: Marcel Proust

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ grain glacial je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse, dont j’avais jadis tant rêvé, que je ne m’y étais senti à Balbec ; et même d’autres éléments de nature qui n’existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu’on venait, descendant du train, d’arriver pour les vacances, en pleine campagne : par exemple le contraste de lumière et d’ombre qu’on avait à côté de soi par terre les soirs de clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, même en plein hiver ; ses rayons s’étalaient sur la neige qu’aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d’or bleuté, avec la délicatesse qu’elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l’arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant, quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s’élèvent à intervalles réguliers. Mais, par un raffinement d’une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d’arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d’un blanc si éclatant, à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu’on aurait dit que cette prairie était tissée seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l’air de statues d’une matière double pour l’exécution desquelles l’artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels, toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps, au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d’un hôtel, ou même seulement une chambre d’un étage, n’ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l’air de se soutenir toute seule sur d’impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu’en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée prenait, dans cette nuit où l’on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d’une vision d’Orient. Puis on passait et rien n’interrompait plus l’hygiénique et monotone piétinement rythmique dans l’obscurité.

      Je songeais que je n’avais revu depuis bien longtemps aucune des personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914, pendant les deux mois que j’avais passés à Paris, j’avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s’était le plus montré lui-même ; il avait effacé toutes les impressions peu agréables de manque de sincérité qu’il m’avait produites pendant le séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j’avais reconnu en lui toutes les belles qualités d’autrefois. La première fois que je l’avais vu après la déclaration de guerre, c’est-à-dire au début de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des sentiments les plus chauvins, Saint-Loup n’avait pas assez d’ironie pour lui-même qui ne reprenait pas de service et j’avais été presque choqué de la violence de son ton. Saint-Loup revenait de Balbec. « Non, s’écria-t-il avec force et gaîté, tous ceux qui ne se battent pas, quelque raison qu’ils donnent, c’est qu’ils n’ont pas envie d’être tués, c’est par peur. » Et avec le même geste d’affirmation plus énergique encore que celui avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta : « Et moi, si je ne reprends pas de service, c’est tout bonnement par peur, na. » J’avais déjà remarqué chez différentes personnes que l’affectation des sentiments louables n’est pas la seule couverture des mauvais, mais qu’une plus nouvelle est l’exhibition de ces mauvais, de sorte qu’on n’ait pas l’air au moins de s’en cacher. De plus, chez Saint-Loup cette tendance était fortifiée par son habitude, quand il avait commis une indiscrétion, fait une gaffe, et qu’on aurait pu les lui reprocher, de les proclamer en disant que c’était exprès. Habitude qui, je crois bien, devait lui venir de quelque professeur à l’École de Guerre dans l’intimité de qui il avait vécu et pour qui il professait une grande admiration. Je n’eus donc aucun embarras pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale d’un sentiment que Saint-Loup aimait mieux proclamer, puisqu’il avait dicté sa conduite et son abstention dans la guerre qui commençait. « Est-ce que tu as entendu dire, demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait ? Personnellement je n’en sais absolument rien. On dit cela de temps en temps et je l’ai entendu annoncer si souvent que j’attendrai que ce soit fait pour le croire. J’ajoute que ce serait très compréhensible ; mon oncle est un homme charmant, non seulement dans le monde, mais pour ses amis, pour ses parents. Même, d’une façon, il a beaucoup plus de cœur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait terriblement sentir. Seulement c’est un mari terrible, qui n’a jamais cessé de tromper sa femme, de l’insulter, de la brutaliser, de la priver d’argent. Ce serait si naturel qu’elle le quitte que c’est une raison pour que ce soit vrai, mais aussi pour que cela ne le soit pas parce que c’en est une pour qu’on en ait l’idée et qu’on le dise. Et puis du moment qu’elle l’a supporté si longtemps… Maintenant je sais bien qu’il y a tant de choses qu’on annonce à tort, qu’on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. » Cela me fit penser à lui demander s’il avait jamais été question, avant son mariage avec Gilberte, qu’il épousât Mlle de Guermantes. Il sursauta et m’assura que non, que ce n’était qu’un de ces bruits du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi, s’évanouissent de même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents, dès que naît un bruit nouveau de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique, pour y ajouter foi et le colporter. Quarante-huit heures n’étaient pas passées que certains faits que j’appris me prouvèrent que je m’étais absolument trompé dans l’interprétation des paroles de Robert : « Tous ceux qui ne sont pas au front, c’est qu’ils ont peur. » Saint-Loup avait dit cela pour briller dans la conversation, pour faire de l’originalité psychologique, tant qu’il n’était pas sûr que son engagement serait accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu’il le fût, étant en cela moins original, au sens qu’il croyait qu’il fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu’il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton, d’où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction, qui était la frontière. Bloch avait été enchanté d’entendre l’aveu de la lâcheté d’un nationaliste (qui l’était d’ailleurs si peu) et, comme Saint-Loup avait demandé si lui-même devait partir, avait pris une figure de grand-prêtre pour répondre : « Myope. » Mais Bloch avait complètement changé d’avis sur la guerre quelques jours après où il vint me voir affolé. Quoique « myope », il avait été reconnu bon pour le service. Je le ramenais chez lui quand nous rencontrâmes Saint-Loup qui avait rendez-vous, pour être présenté au Ministère de la Guerre à un colonel, avec un ancien officier, « M. de Cambremer », me dit-il. « Ah ! c’est vrai, mais c’est d’une ancienne connaissance que je te parle. Tu connais aussi bien que moi Cancan. » Je lui répondis que je le connaissais en effet et sa femme aussi, que je ne les appréciais qu’à demi. Mais j’étais tellement habitué, depuis que je les avais vus pour la première fois, à considérer la femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer et ayant accès, en somme, dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier époux, que je fus d’abord étonné d’entendre Saint-Loup répondre : « Sa femme est idiote, je te l’abandonne. Mais lui est un excellent homme qui était doué et qui est resté fort agréable. » Par l’« idiotie » de la femme, Saint-Loup entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde, ce que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du mari, sans doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa nièce quand elle le trouvait le mieux de la famille. Lui, du moins, ne se souciait pas de duchesses, mais à vrai dire c’est là une « intelligence » СКАЧАТЬ