Le côté de Guermantes. Marcel Proust
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Название: Le côté de Guermantes

Автор: Marcel Proust

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ qu’il invitait beaucoup deux lieutenants roturiers qui étaient des hommes agréables), c’est que, les considérant tous du haut de sa grandeur impériale, il faisait, entre ces inférieurs, cette différence que les uns étaient des inférieurs qui se savaient l’être et avec qui il était charmé de frayer, étant, sous ses apparences de majesté, d’une humeur simple et joviale, et les autres des inférieurs qui se croyaient supérieurs, ce qu’il n’admettait pas. Aussi, alors que tous les officiers du régiment faisaient fête à Saint-Loup, le prince de Borodino à qui il avait été recommandé par le maréchal de X… se borna à être obligeant pour lui dans le service, où Saint-Loup était d’ailleurs exemplaire, mais il ne le reçut jamais chez lui, sauf en une circonstance particulière où il fut en quelque sorte forcé de l’inviter, et, comme elle se présentait pendant mon séjour, lui demanda de m’amener. Je pus facilement, ce soir-là, en voyant Saint-Loup à la table de son capitaine, discerner jusque dans les manières et l’élégance de chacun d’eux la différence qu’il y avait entre les deux aristocraties : l’ancienne noblesse et celle de l’Empire. Issu d’une caste dont les défauts, même s’il les répudiait de toute son intelligence, avaient passé dans son sang, et qui, ayant cessé d’exercer une autorité réelle depuis au moins un siècle, ne voit plus dans l’amabilité protectrice qui fait partie de l’éducation qu’elle reçoit, qu’un exercice comme l’équitation ou l’escrime, cultivé sans but sérieux, par divertissement, à l’encontre des bourgeois que cette noblesse méprise assez pour croire que sa familiarité les flatte et que son sans-gêne les honorerait, Saint-Loup prenait amicalement la main de n’importe quel bourgeois qu’on lui présentait et dont il n’avait peut-être pas entendu le nom, et en causant avec lui (sans cesser de croiser et de décroiser les jambes, se renversant en arrière, dans une attitude débraillée, le pied dans la main) l’appelait « mon cher ». Mais au contraire, d’une noblesse dont les titres gardaient encore leur signification, tout pourvus qu’ils restaient de riches majorats récompensant de glorieux services, et rappelant le souvenir de hautes fonctions dans lesquelles on commande à beaucoup d’hommes et où l’on doit connaître les hommes, le prince de Borodino – sinon distinctement, et dans sa conscience personnelle et claire, du moins en son corps qui le révélait par ses attitudes et ses façons – considérait son rang comme une prérogative effective ; à ces mêmes roturiers que Saint-Loup eût touchés à l’épaule et pris par le bras, il s’adressait avec une affabilité majestueuse, où une réserve pleine de grandeur tempérait la bonhomie souriante qui lui était naturelle, sur un ton empreint à la fois d’une bienveillance sincère et d’une hauteur voulue. Cela tenait sans doute à ce qu’il était moins éloigné des grandes ambassades et de la cour, où son père avait eu les plus hautes charges et où les manières de Saint-Loup, le coude sur la table et le pied dans la main, eussent été mal reçues, mais surtout cela tenait à ce que cette bourgeoisie, il la méprisait moins, qu’elle était le grand réservoir où le premier Empereur avait pris ses maréchaux, ses nobles, où le second avait trouvé un Fould, un Rouher.

      Sans doute, fils ou petit-fils d’empereur, et qui n’avait plus qu’à commander un escadron, les préoccupations de son père et de son grand-père ne pouvaient, faute d’objet à quoi s’appliquer, survivre réellement dans la pensée de M. de Borodino. Mais comme l’esprit d’un artiste continue à modeler bien des années après qu’il est éteint la statue qu’il sculpta, elles avaient pris corps en lui, s’y étaient matérialisées, incarnées, c’était elles que reflétait son visage. C’est avec, dans la voix, la vivacité du premier Empereur qu’il adressait un reproche à un brigadier, avec la mélancolie songeuse du second qu’il exhalait la bouffée d’une cigarette. Quand il passait en civil dans les rues de Doncières un certain éclat dans ses yeux, s’échappant de sous le chapeau melon, faisait reluire autour du capitaine un incognito souverain ; on tremblait quand il entrait dans le bureau du maréchal des logis chef, suivi de l’adjudant, et du fourrier comme de Berthier et de Masséna. Quand il choisissait l’étoffe d’un pantalon pour son escadron, il fixait sur le brigadier tailleur un regard capable de déjouer Talleyrand et tromper Alexandre ; et parfois, en train de passer une revue d’installage, il s’arrêtait, laissant rêver ses admirables yeux bleus, tortillait sa moustache, avait l’air d’édifier une Prusse et une Italie nouvelles. Mais aussitôt, redevenant de Napoléon III Napoléon Ier, il faisait remarquer que le paquetage n’était pas astiqué et voulait goûter à l’ordinaire des hommes. Et chez lui, dans sa vie privée, c’était pour les femmes d’officiers bourgeois (à la condition qu’ils ne fussent pas francs-maçons) qu’il faisait servir non seulement une vaisselle de Sèvres bleu de roi, digne d’un ambassadeur (donnée à son père par Napoléon, et qui paraissait plus précieuse encore dans la maison provinciale qu’il habitait sur le Mail, comme ces porcelaines rares que les touristes admirent avec plus de plaisir dans l’armoire rustique d’un vieux manoir aménagé en ferme achalandée et prospère), mais encore d’autres présents de l’Empereur : ces nobles et charmantes manières qui elles aussi eussent fait merveille dans quelque poste de représentation, si pour certains ce n’était pas être voué pour toute sa vie au plus injuste des ostracismes que d’être « né », des gestes familiers, la bonté, la grâce et, enfermant sous un émail bleu de roi aussi, des images glorieuses, la relique mystérieuse, éclairée et survivante du regard. Et à propos des relations bourgeoises que le prince avait à Doncières, il convient de dire ceci. Le lieutenant-colonel jouait admirablement du piano, la femme du médecin-chef chantait comme si elle avait eu un premier prix au Conservatoire. Ce dernier couple, de même que le lieutenant-colonel et sa femme, dînaient chaque semaine chez M. de Borodino. Ils étaient certes flattés, sachant que, quand le Prince allait à Paris en permission, il dînait chez Mme de Pourtalès, chez les Murat, etc. Mais ils se disaient : « C’est un simple capitaine, il est trop heureux que nous venions chez lui. C’est du reste un vrai ami pour nous. » Mais quand M. de Borodino, qui faisait depuis longtemps des démarches pour se rapprocher de Paris, fut nommé à Beauvais, il fit son déménagement, oublia aussi complètement les deux couples musiciens que le théâtre de Doncières et le petit restaurant d’où il faisait souvent venir son déjeuner, et à leur grande indignation ni le lieutenant-colonel, ni le médecin-chef, qui avaient si souvent dîné chez lui, ne reçurent plus, de toute leur vie, de ses nouvelles.

      Un matin, Saint-Loup m’avoua, qu’il avait écrit à ma grand’mère pour lui donner de mes nouvelles et lui suggérer l’idée, puisque un service téléphonique fonctionnait entre Doncières et Paris, de causer avec moi. Bref, le même jour, elle devait me faire appeler à l’appareil et il me conseilla d’être vers quatre heures moins un quart à la poste. Le téléphone n’était pas encore à cette époque d’un usage aussi courant qu’aujourd’hui. Et pourtant l’habitude met si peu de temps à dépouiller de leur mystère les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en contact que, n’ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule pensée que j’eus ce fut que c’était bien long, bien incommode, et presque l’intention d’adresser une plainte. Comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide à mon gré, dans ses brusques changements, l’admirable féerie à laquelle quelques instants suffisent pour qu’apparaisse près de nous, invisible mais présent, l’être à qui nous voulions parler, et qui restant à sa table, dans la ville qu’il habite (pour ma grand’mère c’était Paris), sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n’est pas forcément le même, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues (lui et toute l’ambiance où il reste plongé) près de notre oreille, au moment où notre caprice l’a ordonné. Et nous sommes comme le personnage du conte à qui une magicienne, sur le souhait qu’il en exprime, fait apparaître dans une clarté surnaturelle sa grand’mère ou sa fiancée, en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près du spectateur et pourtant très loin, à l’endroit même où elle se trouve réellement. Nous n’avons, pour que ce miracle s’accomplisse, qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler – quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien – les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et СКАЧАТЬ