Le côté de Guermantes. Marcel Proust
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Название: Le côté de Guermantes

Автор: Marcel Proust

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ des plus hauts étages qui d’en bas semblaient de grosses bourriches piquées de fleurs humaines et attachées au cintre de la salle par les brides rouges de leurs séparations de velours) composaient un panorama éphémère que les morts, les scandales, les maladies, les brouilles modifieraient bientôt, mais qui en ce moment était immobilisé par l’attention, la chaleur, le vertige, la poussière, l’élégance et l’ennui, dans cette espèce d’instant éternel et tragique d’inconsciente attente et de calme engourdissement qui, rétrospectivement, semble avoir précédé l’explosion d’une bombe ou la première flamme d’un incendie.

      La raison pour quoi Mme de Cambremer se trouvait là était que la princesse de Parme, dénuée de snobisme comme la plupart des véritables altesses et, en revanche, dévorée par l’orgueil, le désir de la charité qui égalait chez elle le goût de ce qu’elle croyait les Arts, avait cédé çà et là quelques loges à des femmes comme Mme de Cambremer qui ne faisaient pas partie de la haute société aristocratique, mais avec lesquelles elle était en relations pour ses œuvres de bienfaisance. Mme de Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de Guermantes, ce qui lui était d’autant plus aisé que, n’étant pas en relations véritables avec elles, elle ne pouvait avoir l’air de quêter un salut. Être reçue chez ces deux grandes dames était pourtant le but qu’elle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle avait calculé qu’elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais atteinte d’une maladie qui ne pardonne pas et dont, se piquant de connaissances médicales, elle croyait connaître le caractère inexorable, elle craignait de ne pouvoir vivre jusque-là. Elle était du moins heureuse ce soir-là de penser que toutes ces femmes qu’elle ne connaissait guère verraient auprès d’elle un homme de leurs amis, le jeune marquis de Beausergent, frère de Mme d’Argencourt, lequel fréquentait également les deux sociétés, et de la présence de qui les femmes de la seconde aimaient beaucoup à se parer sous les yeux de celles de la première. Il s’était assis derrière Mme de Cambremer sur une chaise placée en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges. Il y connaissait tout le monde et, pour saluer, avec la ravissante élégance de sa jolie tournure cambrée, de sa fine tête aux cheveux blonds, il soulevait à demi son corps redressé, un sourire à ses yeux bleus, avec un mélange de respect et de désinvolture, gravant ainsi avec précision dans le rectangle du plan oblique où il était placé comme une de ces vieilles estampes qui figurent un grand seigneur hautain et courtisan. Il acceptait souvent de la sorte d’aller au théâtre avec Mme de Cambremer ; dans la salle et à la sortie, dans le vestibule, il restait bravement auprès d’elle au milieu de la foule des amies plus brillantes qu’il avait là et à qui il évitait de parler, ne voulant pas les gêner, et comme s’il avait été en mauvaise compagnie. Si alors passait la princesse de Guermantes, belle et légère comme Diane, laissant traîner derrière elle un manteau incomparable, faisant se détourner toutes les têtes et suivie par tous les yeux (par ceux de Mme de Cambremer plus que par tous les autres), M. de Beausergent s’absorbait dans une conversation avec sa voisine, ne répondait au sourire amical et éblouissant de la princesse que contraint et forcé et avec la réserve bien élevée et la charitable froideur de quelqu’un dont l’amabilité peut être devenue momentanément gênante.

      Mme de Cambremer n’eût-elle pas su que la baignoire appartenait à la princesse qu’elle eût cependant reconnu que Mme de Guermantes était l’invitée, à l’air d’intérêt plus grand qu’elle portait au spectacle de la scène et de la salle afin d’être aimable envers son hôtesse. Mais en même temps que cette force centrifuge, une force inverse développée par le même désir d’amabilité ramenait l’attention de la duchesse vers sa propre toilette, sur son aigrette, son collier, son corsage et, aussi vers celle de la princesse elle-même, dont la cousine semblait se proclamer la sujette, l’esclave, venue ici seulement pour la voir, prête à la suivre ailleurs s’il avait pris fantaisie à la titulaire de la loge de s’en aller, et ne regardant que comme composée d’étrangers curieux à considérer le reste de la salle où elle comptait pourtant nombre d’amis dans la loge desquels elle se trouvait d’autres semaines et à l’égard de qui elle ne manquait pas de faire preuve alors du même loyalisme exclusif, relativiste et hebdomadaire. Mme de Cambremer était étonnée de voir la duchesse ce soir. Elle savait que celle-ci restait très tard à Guermantes et supposait qu’elle y était encore. Mais on lui avait raconté que parfois, quand il y avait à Paris un spectacle qu’elle jugeait intéressant, Mme de Guermantes faisait atteler une de ses voitures aussitôt qu’elle avait pris le thé avec les chasseurs et, au soleil couchant, partait au grand trot, à travers la forêt crépusculaire, puis par la route, prendre le train à Combray pour être à Paris le soir. « Peut-être vient-elle de Guermantes exprès pour entendre la Berma », pensait avec admiration Mme de Cambremer. Et elle se rappelait avoir entendu dire à Swann, dans ce jargon ambigu qu’il avait en commun avec M. de Charlus : « La duchesse est un des êtres les plus nobles de Paris, de l’élite la plus raffinée, la plus choisie. » Pour moi qui faisais dériver du nom de Guermantes, du nom de Bavière et du nom de Condé la vie, la pensée des deux cousines (je ne le pouvais plus pour leurs visages puisque je les avais vus), j’aurais mieux aimé connaître leur jugement sur Phèdre que celui du plus grand critique du monde. Car dans le sien je n’aurais trouvé que de l’intelligence, de l’intelligence supérieure à la mienne, mais de même nature. Mais ce que pensaient la duchesse et la princesse de Guermantes, et qui m’eût fourni sur la nature de ces deux poétiques créatures un document inestimable, je l’imaginais à l’aide de leurs noms, j’y supposais un charme irrationnel et, avec la soif et la nostalgie d’un fiévreux, ce que je demandais à leur opinion sur Phèdre de me rendre, c’était le charme des après-midi d’été où je m’étais promené du côté de Guermantes.

      Mme de Cambremer essayait de distinguer quelle sorte de toilette portaient les deux cousines. Pour moi, je ne doutais pas que ces toilettes ne leur fussent particulières, non pas seulement dans le sens où la livrée à col rouge ou à revers bleu appartenait jadis exclusivement aux Guermantes et aux Condé, mais plutôt comme pour un oiseau le plumage qui n’est pas seulement un ornement de sa beauté, mais une extension de son corps. La toilette de ces deux femmes me semblait comme une matérialisation neigeuse ou diaprée de leur activité intérieure, et, comme les gestes que j’avais vu faire à la princesse de Guermantes et que je n’avais pas douté correspondre à une idée cachée, les plumes qui descendaient du front de la princesse et le corsage éblouissant et pailleté de sa cousine semblaient avoir une signification, être pour chacune des deux femmes un attribut qui n’était qu’à elle et dont j’aurais voulu connaître la signification : l’oiseau de paradis me semblait inséparable de l’une, comme le paon de Junon ; je ne pensais pas qu’aucune femme pût usurper le corsage pailleté de l’autre plus que l’égide étincelante et frangée de Minerve. Et quand je portais mes yeux sur cette baignoire, bien plus qu’au plafond du théâtre où étaient peintes de froides allégories, c’était comme si j’avais aperçu, grâce au déchirement miraculeux des nuées coutumières, l’assemblée des Dieux en train de contempler le spectacle des hommes, sous un velum rouge, dans une éclaircie lumineuse, entre deux piliers du Ciel. Je contemplais cette apothéose momentanée avec un trouble que mélangeait de paix le sentiment d’être ignoré des Immortels ; la duchesse m’avait bien vu une fois avec son mari, mais ne devait certainement pas s’en souvenir, et je ne souffrais pas qu’elle se trouvât, par la place qu’elle occupait dans la baignoire, regarder les madrépores anonymes et collectifs du public de l’orchestre, car je sentais heureusement mon être dissous au milieu d’eux, quand, au moment où en vertu des lois de la réfraction vint sans doute se peindre dans le courant impassible des deux yeux bleus la forme confuse du protozoaire dépourvu d’existence individuelle que j’étais, je vis une clarté les illuminer : la duchesse, de déesse devenue femme et me semblant tout d’un coup mille fois plus belle, leva vers moi la main gantée de blanc qu’elle tenait appuyée sur le rebord de la loge, l’agita en signe d’amitié, mes regards se sentirent croisés par l’incandescence involontaire et les feux des yeux de la princesse, laquelle les avait fait entrer à son insu en conflagration rien qu’en les bougeant pour chercher à voir à qui sa cousine venait de dire bonjour, СКАЧАТЬ