Название: Résurrection (Roman)
Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Жанр: Философия
isbn: 4064066373573
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II
Le président de la cour d’assises, au contraire, était arrivé au Palais de très bonne heure. Ce président était un homme grand et gros avec de longs favoris grisonnants. Il était marié, mais menait une vie très dissipée, et sa femme faisait comme lui: ils avaient pour principe de ne pas se gêner l’un l’autre. Le matin même de ce jour-là, le président avait reçu un billet d’une gouvernante suisse qui avait autrefois demeuré chez lui, et qui, passant par la ville pour se rendre à Pétersbourg, lui écrivait qu’elle l’attendrait, entre trois et six heures, à l’Hôtel d’Italie. Aussi avait-il hâte de commencer et de finir le plus vite possible la séance du jour, afin de pouvoir rejoindre à six heures cette rousse Clara, avec qui il avait entamé un roman l’été précédent.
Étant entré dans son cabinet, il ferma la porte au verrou, prit dans le tiroir inférieur d’une armoire deux haltères, et exécuta vingt mouvements en avant, en arrière, sur le côté, en haut et en bas; après quoi, trois fois de suite, il ploya légèrement les genoux en élevant les haltères au-dessus de sa tête.
«Rien ne donne du ressort comme l’hydrothérapie et la gymnastique», songeait-il en pinçant de sa main gauche, où brillait un anneau d’or, le biceps saillant de son bras droit. Il s’apprêtait à faire encore le moulinet, — ayant toujours l’habitude de faire ces deux exercices avant les séances un peu longues, — quand la porte remua. Quelqu’un essayait de l’ouvrir. Le président se hâta de cacher ses haltères et ouvrit la porte.
— Excusez-moi! — dit-il.
Un des juges du tribunal entra dans la chambre, un petit homme aux épaules anguleuses et au visage triste, portant des lunettes d’or sur le nez.
— Eh bien! Il est temps! — dit-il d’une voix aigre.
— Je suis prêt, — répondit le président en revêtant son uniforme. — Mais Mathieu Nikititch n’arrive toujours pas!
— Il pousse vraiment trop loin le manque de conscience! — dit le juge. Et, s’asseyant avec mauvaise humeur, il alluma une cigarette.
Ce juge, homme extrêmement ponctuel, avait eu dans la matinée une scène des plus désagréables avec sa femme, parce que celle-ci avait dépensé trop vite l’argent qu’il lui avait donné pour le mois. Elle avait demandé une avance, il avait refusé: d’où la scène. La femme avait déclaré que, dans ces conditions, il n’y aurait pas de dîner, et l’avait prévenu de ne pas s’attendre à dîner chez lui. C’est là-dessus qu’il était parti; et il craignait qu’elle n’accomplît sa menace, car il la savait capable de tout. «Allez donc vivre d’une vie honnête et irréprochable!» se disait-il en regardant le président, ce gros homme tout rayonnant de santé et de bonne humeur, qui, les coudes étendus, lissait de ses belles mains blanches les poils épais et soyeux de ses longs favoris, pour les disposer sur les deux côtés de son collet galonné. «Lui, il est toujours gai et satisfait, tandis que, moi, je n’ai que des ennuis!»
À ce moment entra le greffier du tribunal, apportant des pièces que lui avait demandées le président.
— Je vous remercie, — dit le président en allumant, lui aussi, une cigarette. — Eh bien! Par quelle affaire allons-nous commencer?
— Mais, par l’empoisonnement, à moins que vous ne préfériez changer l’ordre, — répondit le greffier.
— Allons, soit, va pour l’empoisonnement! — fit le président, supputant que c’était là une affaire assez simple, qu’elle pourrait être finie vers quatre heures, et qu’ensuite il serait libre d’aller rejoindre sa Suissesse.
— Et Breuer est-il arrivé? — demanda-t-il encore au greffier qui s’apprêtait à sortir.
— Oui, je crois.
— Alors dites-lui, si vous le rencontrez, que nous commençons par l’empoisonnement.
Breuer était le substitut qui devait soutenir l’accusation, à cette session des assises.
Et, de fait, le greffier le rencontra dans le corridor. La tête penchée en avant, la redingote déboutonnée, portant son portefeuille sous l’aisselle, il marchait à grands pas, courait presque, frappant des talons, et agitant le bras d’un mouvement fiévreux.
— Michel Petrovitch demande si vous êtes prêt? — lui dit le greffier en l’accostant.
— Naturellement! Je suis toujours prêt. Par quelle affaire commence-t-on?
— Par l’empoisonnement.
— C’est parfait! — répondit le substitut.
Mais, en réalité, il ne trouvait pas le moins du monde, que ce fût parfait: il avait passé toute la nuit à jouer aux cartes dans un café, avec d’autres jeunes gens; ils avaient reconduit un camarade, on avait beaucoup bu, joué jusqu’à cinq heures du matin, et puis on était allé voir des femmes, dans cette même maison où, six mois auparavant, vivait la Maslova, de sorte que le jeune substitut n’avait pas eu le temps de jeter même un coup d’œil sur le dossier de l’affaire d’empoisonnement qu’on allait juger. Et le greffier le savait, et c’est à dessein qu’il avait soufflé au président de commencer par cette affaire, que le substitut n’avait pas eu le temps d’étudier. Ce greffier était, en effet, un libéral, pour ne pas dire un radical, ce qui ne l’empêchait pas de servir dans la magistrature avec une pension de 1.200 roubles, et d’aspirer même à une place de substitut. Breuer, au contraire, était conservateur, et tout particulièrement zélé dans l’orthodoxie, comme la plupart des Allemands qui sont fonctionnaires en Russie; de telle façon que le greffier, sans compter qu’il guettait sa place, avait encore contre lui une antipathie personnelle.
— Et l’affaire des Skoptsy? — demanda le greffier.
— J’ai déclaré que c’était impossible en l’absence de témoins, — répondit le substitut. — Je le répéterai au tribunal.
— Qu’est-ce que cela fait?
— Impossible! — dit encore le substitut. Et, agitant le bras, il courut à son cabinet.
Il ajournait cette affaire des Skoptsy, non point à cause de l’absence de quelques témoins insignifiants, mais parce que cette affaire, si on la jugeait dans une grande ville, où la plupart des jurés appartenaient aux classes instruites, risquait de se terminer par un acquittement; aussi s’était-il entendu avec le président pour que l’affaire fût déférée aux assises d’une petite ville, où le jury serait en majorité formé de paysans, et où, par suite, la condamnation serait plus facile à obtenir.
Cependant le mouvement dans le corridor avait encore grandi. La foule s’amassait surtout devant la salle du tribunal civil, où s’était jugée une de ces affaires dont on a coutume de dire qu’elles sont «intéressantes», celle-là même dont parlait avec tant de compétence, dans la salle des jurés, le personnage représentatif. Sans ombre de raison ni de droit moral, mais d’une façon strictement légale, un homme de loi avisé s’était emparé de toute la fortune d’une vieille dame. La plainte de la vieille dame était absolument juste. Les juges le savaient, et plus СКАЧАТЬ