Название: Résurrection (Roman)
Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Жанр: Философия
isbn: 4064066373573
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Quand il l’eut quittée, toute tremblante et blême, et ne répondant rien à ses paroles, il sortit sur le perron et y resta debout, s’efforçant de saisir la signification de ce qui venait de se passer.
Au dehors, la nuit était devenue plus claire. Dans le lointain, le fracas du dégel avait encore augmenté: au craquement, au ronflement, au tintement de la glace s’ajoutait maintenant le murmure de l’eau. Le brouillard commençait à descendre, et derrière le brouillard transparaissait, vaguement, le croissant de la lune.
— Qu’est-ce que tout cela? Est-ce un grand bonheur ou un grand malheur qui m’est arrivé? — se demandait Nekhludov.
— Bah! C’est toujours ainsi, tout le monde fait ainsi! — se dit-il.
Sur quoi, rassuré, il entra dans sa chambre, se coucha, et s’endormit.
VII
Le lendemain, jour de Pâques, l’ami de Nekhludov, Chembok, vint le rejoindre chez ses tantes. Beau, brillant, gai, il ravit littéralement les deux vieilles demoiselles par son éloquence, sa politesse, sa munificence, et par l’affection qu’il témoignait à Dimitri. Sa munificence, pourtant, tout en leur plaisant beaucoup, ne laissa pas de leur paraître un peu exagérée. Elles furent étonnées quand elles le virent donner un rouble à un mendiant aveugle, distribuer, d’un seul coup, quinze roubles de pourboire aux domestiques, et quand elles le virent déchirer sans hésitation un mouchoir de batiste brodé, valant au moins quinze roubles, pour bander le pied d’une servante qui, en sa présence, s’était blessée jusqu’au sang. Les dignes tantes n’avaient encore jamais rien vu de pareil; et elles ignoraient, en outre, que ce Chembok avait 200.000 roubles de dettes qu’il était bien résolu à ne jamais payer, de telle sorte que vingt-cinq roubles de plus ou de moins n’avaient guère d’importance pour lui.
Chembok ne passa d’ailleurs qu’une journée chez les tantes, et, dès le soir, il repartit avec Nekhludov. Ils ne pouvaient prolonger leur séjour plus longtemps, étant parvenus à l’extrême limite du délai dont ils disposaient.
L’âme de Nekhludov, durant cette première journée, était tout entière au souvenir de la nuit précédente. Deux sentiments contraires y étaient en lutte: d’une part, le jeune homme se plaisait à l’évocation sensuelle de la jouissance éprouvée: — jouissance bien inférieure, pourtant, à ce qu’il avait espéré, — et il s’enorgueillissait aussi d’avoir heureusement atteint son but; d’autre part, il avait l’impression d’avoir commis une sottise, et une sottise qu’il devait réparer, et cela non point dans l’intérêt de Katucha, mais dans son propre intérêt.
Car, dans l’état de folie égoïste ou il se trouvait alors, Nekhludov ne pouvait penser qu’à lui. Il se demandait ce que l’on dirait de lui si l’on apprenait la façon dont il s’était conduit à l’égard de la jeune fille: et il ne songeait nullement à ce que celle-ci pouvait ressentir, ni à ce qui risquait de lui arriver.
Il était très anxieux, par exemple, de savoir si Chembok devinait ses relations avec Katucha. — Voilà donc pourquoi tu t’es subitement pris d’une telle affection pour tes tantes! — lui dit Chembok dès qu’il eut aperçu la jeune fille. — Ma foi, je crois bien qu’à ta place j’aurais aussi prolongé mon séjour! Une vraie beauté!
Et Nekhludov pensait encore que, si pénible que fût pour lui de devoir partir avant d’avoir pu rassasier ses désirs, l’obligation où il était de partir avait toutefois un grand avantage: elle avait l’avantage de rompre, d’un seul coup, des relations qui eussent été difficiles à maintenir. Et il pensait encore qu’il avait le devoir de donner à Katucha de l’argent, non point pour elle, non point pour lui venir en aide, mais parce que c’est ainsi que faisait tout homme d’honneur en pareille circonstance. Et, en effet, il résolut de lui donner de l’argent, une somme en rapport avec leur situation à l’un et à l’autre.
Après le dîner, il l’attendit dans le corridor. En le voyant, elle devint toute rouge et voulut s’enfuir, lui désignant, d’un coup d’œil, la porte de la chambre de Matréna, qui était entr’ouverte. Mais il la retint par le bras.
— Je tiens à te demander pardon, — lui dit-il en essayant de lui glisser dans la main une enveloppe où il avait mis un billet de cent roubles. — Tiens…
Elle regarda l’enveloppe, fronça les sourcils, secoua la tête, et repoussa la main tendue du jeune homme.
— Allons, prends! — murmura-t-il. Il lui enfonça l’enveloppe dans l’ouverture de son corsage. Puis, fronçant à son tour les sourcils, et soupirant, comme s’il s’était blessé, il courut s’enfermer dans sa chambre. Et longtemps ensuite il marcha de long en large, et il soupira, et le souvenir de cette scène le tortura comme eût fait une vraie blessure. Mais que faire? Tout le monde n’agissait-il pas de même? N’est-ce pas ainsi qu’avait agi Chembok à l’égard de la gouvernante qu’il avait séduite? N’est-ce pas ainsi qu’avait agi son oncle Grégoire? N’est-ce pas d’une façon analogue qu’avait agi son propre père, quand il avait eu d’une paysanne, à la campagne, ce fils naturel qui vivait encore? Et puisque tout le monde agissait de cette façon, c’est donc de cette façon qu’on devait agir! Et par de telles raisons il essayait de se rassurer, mais sans jamais y parvenir tout à fait. Le souvenir de sa dernière entrevue avec Katucha brûlait sa conscience.
Dans le fond, dans le coin le plus profond de son cœur, il sentait qu’il avait agi d’une façon si vilaine, si basse, si cruelle, qu’il avait désormais perdu le droit non seulement de juger personne, mais même de regarder personne en face. Et cependant il était forcé de se considérer soi-même comme un homme plein de noblesse, d’honneur et de générosité: ce n’était qu’à ce prix qu’il pouvait continuer à vivre la vie qu’il vivait. Et pour cela il n’y avait qu’un seul moyen: ne point penser à ce qu’il venait de faire. Aussi s’entraîna-t-il à n’y point penser.
L’existence nouvelle qui s’ouvrait devant lui, le voyage, les camarades, la guerre, autant de circonstances qui lui rendaient la chose plus facile. Et, à mesure que le temps coulait, il oubliait davantage, de telle sorte qu’il avait vraiment fini par oublier tout à fait.
Il avait eu cependant un serrement de cœur lorsque, plusieurs mois après son retour de la guerre, étant venu chez ses tantes, il avait appris que Katucha n’était plus chez elles, qu’elle avait quitté la maison peu de temps après son départ, qu’elle avait eu un enfant, et que, au dire des deux vieilles demoiselles, elle était tombée au degré le plus bas de la corruption. À en juger par les dates, l’enfant qu’elle avait mis au monde pouvait être de lui: mais il pouvait aussi ne pas être de lui. Les tantes, en lui racontant cela, avaient ajouté que d’ailleurs Katucha, même avant de les quitter, s’était complètement pervertie: c’était une nature vicieuse et mauvaise, comme sa mère.
Ce jugement porté par les deux tantes plaisait à Nekhludov: il s’en trouvait, en quelque sorte, justifié et absous. Il eut d’abord, toutefois, l’intention de rechercher Katucha et l’enfant; mais comme, au fond de son cœur, le Souvenir de sa conduite continuait à lui être pénible et à lui faire honte, il ne tenta, en fait, aucune des démarches qu’il avait projetées; et il oublia sa faute plus profondément encore, et il cessa tout à fait d’y penser.
Et voici maintenant qu’un hasard extraordinaire venait lui remettre tout en mémoire, et le forçait à reprendre conscience de l’égoïsme, de la cruauté, de la bassesse qui lui avaient permis, durant ces neuf ans, de vivre СКАЧАТЬ