Название: Le dernier vivant
Автор: Paul Feval
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066085827
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La première pièce sur laquelle je mis la main était enfermée dans une enveloppe qui avait pour étiquette: Lettres anonymes et autres.
Elle était ainsi conçue:
Pièce numéro 1
(Anonyme, écriture contrefaite.)
M. Lucien Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot.
10 septembre 1864.
Monsieur,
Généralement, on ne tient aucun compte des lettres qui n'ont point de signatures. C'est peut-être un tort.
Il y a deux sortes de lettres anonymes.
Il y a celles où un être dépourvu de dignité et de courage veut insulter ou calomnier sans danger.
Il y a celles où une personne faible et désarmée, n'ayant rien de ce qu'il faut pour braver des risques considérables, prétend néanmoins rendre service à un ami en le prémunissant contre des éventualités qui peuvent briser sa carrière et gâter sa vie.
Je vous supplie de bien croire que la présente communication appartient à la seconde catégorie.
Elle vous est adressée sans esprit de haine ni méchante intention par quelqu'un qui vous veut du bien et qui s'intéresse à votre honorable famille, mais qui désire ne point se compromettre.
Vous êtes, Monsieur, sur le point de faire une folie: une de ces folies qui ruinent tout un avenir.
La jeune personne à qui vous voulez donner votre nom n'est pas digne de vous.
Elle n'est digne d'aucun honnête homme.
Sans parler ici de sa famille, des aventures romanesques de Madame sa mère, ni des malheurs de Monsieur son père, il est certain que cette intéressante orpheline peut bien servir de passe-temps à quelque joyeux étourdi, mais qu'un homme sérieux ne saurait l'admettre à l'honneur de fonder sa maison.
Songez aux enfants que vous pourriez avoir et qui rougiraient de leur mère!
Ses amants ne se comptent plus, bien qu'elle sorte à peine de sa coquille.
Je n'aime pas les énumérations, je n'en citerai qu'un seul, auprès de qui vous pourrez vous renseigner si vous voulez, c'est votre ancien camarade de collège, M. Albert de Rochecotte.
Je n'ajoute qu'un mot:
Si la mère de la donzelle a essayé de vous monter la tête autrefois avec la fabuleuse succession du fournisseur, rayez cet espoir de vos papiers.
C'est une pure fable.
Il n'y a rien, rien, rien—qu'une demi-vertu qui veut faire une fin.
Je vous salue, regrettant le chagrin que je vous fais, mais avec la satisfaction d'avoir rempli mon devoir.
Pièce numéro 2
(Cette pièce était de l'écriture de Lucien Thibaut lui-même. Elle portait la mention suivante: Lettre non envoyée à son adresse.)
À M. Geoffroy de Rœux, attaché à l'ambassade française de Vienne (Autriche.)
28 septembre 1864.
Mon cher Geoffroy,
J'ai longtemps hésité avant de m'adresser à toi, ou plutôt je t'ai déjà écrit plus de vingt lettres qui, toutes, ont été jetées au feu après réflexion.
Celle-ci aura-t-elle le même sort? C'est vraisemblable.
J'écris par un besoin désespéré, comme les gens qui se noient appellent au secours, même quand il n'y a personne pour les entendre.
Nous étions liés très certainement, toi et moi; mais mon malheureux défaut d'expansion et la timidité de mon caractère m'ont fait craindre souvent de n'avoir jamais su inspirer à personne une véritable amitié.
Pas même à toi.
J'entends une amitié de frère.
C'est là le mot, tiens, il m'aurait fallu un frère. Je l'aurais regardé comme forcé par la nature à écouter mes pauvres plaintes, à entrer dans mes misérables douleurs, à me fournir enfin les conseils dont j'ai un si cruel besoin.
Tu étais moqueur autrefois. Tes lettres, que je lis avec bonheur—et laisse-moi te remercier de n'avoir jamais cessé de m'écrire—tes lettres te montrent à moi moins ami du sarcasme, mais je t'y vois lancé dans de grandes relations, tu vois le monde, tu connais la vie, pour employer le mot sacramentel.
Cela m'effraie. Moi je ne vois personne et je ne connais rien.
Moi.... Comment te faire la confession d'un triste sire, empêtré dans la plus plate et la plus bête—à ce qu'ils disent—de toutes les aventures réservées aux innocents qui ne savent pas le premier mot de la vie?
Je n'ai pas eu de jeunesse. Je commence à croire que c'est un grand malheur.
Je vivais avec vous là-bas à Paris; mais je ne vivais pas comme vous, et j'ai souvent pensé depuis que c'était là l'origine du défaut d'élan que je remarquais chez la plupart d'entre vous à mon égard.
Il y avait des heures où j'aurais tant souhaité votre affection! Je me sentais si bien capable de me dévouer pour vous, du moins pour quelques-uns d'entre vous.
Quand Albert et toi vous vous en alliez ensemble, j'étais jaloux comme un amoureux qu'on dédaigne.
J'ai entendu parler d'Albert ces jours derniers, et dans une circonstance triste pour moi. Mais tout ce qui m'entoure est triste. J'ai commencé une lettre pour lui; elle ne sera jamais achevée.
Que devient-il, ce cher Rochecotte, si doux, si généreux? Il m'avait dit une fois:
«Toi, Lucien, on ne te voit jamais que les jours où on ne fait pas de fredaines!»
C'était un gros reproche, je le comprends bien à présent.
Pour être aimé, il faut partager tout avec ses amis, même leurs défauts, si c'est un défaut que de faire des fredaines.
Je penche à croire que non, puisque je regrette amèrement d'avoir été sage au temps où les autres sont fous.
On paye cela. Je suis fou maintenant que les autres sont sans doute devenus sages.
Geoffroy, mon bon Geoffroy, ce n'est certes pas pour te conter ces balivernes que j'ai pris la plume, ce matin, avec un si terrible serrement de cœur.
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