Название: Les deux nigauds
Автор: Comtesse de Ségur
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066089054
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LE PÈRE.—Mangez donc, enfants; vous laissez refroidir les oeufs.
Pas de réponse.
LE PÈRE.—Vous n'entendez pas? Je vous dis de manger.
INNOCENT.—Je n'ai pas faim.
SIMPLICIE.—Je n'ai pas faim.
LE PERE.—Vous allez vous faire mal à l'estomac, grands nigauds.
INNOCENT.—J'ai trop de chagrin pour manger.
SIMPLICIE.—Je ne mangerai que lorsque je serai sûre aller à Paris.
LE PÈRE.—Alors tu peux manger tout ce qu'il y a sur la table, car vous vous mettrez en route après-demain; j'ai écrit à ta tante, qui consent à vous recevoir. Vous partirez avec Prudence, votre bonne, et vous y resterez tout l'hiver, le printemps et une partie de l'été: votre tante vous renverra à l'époque des vacances de l'année prochaine.
Simplicie et Innocent s'attendaient si peu à cette nouvelle, qu'ils restèrent muets de surprise, la bouche ouverte, les yeux fixes, ne sachant comment passer de la bouderie à la joie.
—Vous viendrez nous voir à Paris? demanda enfin Simplicie.
LE PERE.—Pas une fois! Pour quoi faire? Nous déplacer, dépenser de l'argent pour des enfants qui ne demandent qu'à nous quitter? Nous nous passerons de vous comme vous vous passerez de nous, mes chers amis.
SIMPLICIE.—Mais, vous nous écrirez souvent?
LE PERE.—Nous vous répondrons quand vous écrirez et quand cela sera nécessaire.
Simplicie se contenta de cette assurance, et commença à réparer le temps perdu, en mangeant tout ce qu'il y avait sur la table. Innocent aurait bien voulu questionner ses parents sur sa pension, sur son uniforme de pensionnaire, mais l'air triste de sa mère et la mine sévère de son père lui firent garder le silence; il fit comme sa soeur, il mangea.
Quand on sortit de table, les parents se retirèrent, laissant les enfants seuls. Au lieu de se laisser aller à une joie folle comme à la première annonce de leur voyage, ils restaient silencieux, presque tristes.
—Tu n'as pas Fair d'être contente, dit Innocent à sa soeur.
—Je suis enchantée, répondit Simplicie d'une voix lugubre, mais…
—Mais quoi?
—Mais… tu as toi-même l'air si sérieux, que je ne sais plus si je dois être contente ou fâchée.
—Je suis très gai, je t'assure, reprit tristement Innocent; C'est un grand bonheur pour nous; nous allons bien nous amuser.
SIMPLICIE.—Tu dis cela drôlement! Comme si tu étais inquiet ou triste.
INNOCENT.—Puisque je te dis que je suis gai; c'est ta sotte figure qui m'ennuie.
SIMPLICIE.—Si tu voyais la tienne, tu bâillerais rien qu'à te regarder.
INNOCENT.—Laisse-moi tranquille; ma figure est cent fois mieux que la tienne.
SIMPLICIE.—Elle est jolie, ta figure? tes petits yeux verts! un nez coupant comme un couteau, pointu comme une aiguille; une bouche sans lèvres, un menton finissant en pointe, des joues creuses, des cheveux crépus, des oreilles d'âne, un long cou, des épaules…
INNOCENT.—Ta, ta, ta… C'est par jalousie que tu parles, toi, avec tes petits yeux noirs, ton nez gras en trompette, ta bouche à lèvres épaisses, tes cheveux épais et huileux, tes oreilles aplaties, tes épaules sans cou et ta grosse taille. Tu auras du succès à Paris, je te le promets, mais pas comme tu l'entends!
Simplicie allait riposter, quand la porte s'ouvrit, et M. Gargilier entra avec un tailleur qui apportait à Innocent des habits neufs et un uniforme de pensionnaire. Il fallait les essayer; ils allaient parfaitement… pour la campagne; dans la prévision qu'il grandirait et grossirait, M. Gargilier avait commandé la tunique très longue, très large; les manches couvraient le bout des doigts, les pans de la tunique couvraient les chevilles; on passait le poing entre le gilet et la tunique boutonnée. Le pantalon battait les talons et flottait comme une jupe autour de chaque jambe; Innocent se trouvait superbe, Simplicie était ravie: M. Gargilier était satisfait, le tailleur était fier d'avoir si bien réussi. Tous les habits étaient confectionnés avec la même prévoyance et permettaient à Innocent de grandir d'un demi-mètre et d'engraisser de cent livres.
Simplicie fut appelée à son tour pour essayer les robes que sa bonne lui avait faites avec d'anciennes robes de grande toilette, de Mme Gargilier: l'une était en soie brochée grenat et orange; l'autre en popeline à carreaux verts, bleus, rosés, violets et jaunes; les couleurs de l'arc-en-ciel y étaient fidèlement rappelées; deux autres, moins belles, devaient servir pour les matinées habillées: l'une en satin marron et l'autre en velours de coton bleu; le tout était un peu passé, un peu éraillé, mais elles avaient produit un grand effet dans leur temps, et Simplicie, accoutumée à les regarder avec admiration, se touva heureuse et fière du sacrifice que lui en faisait sa mère; dans sa joie, elle oublia de la remercier et courut se montrer à son frère, qui ne pouvait se décider à quitter son uniforme.
Ils se promenèrent longtemps en long et en large dans le salon, se regardant avec orgueil et comptant sur des succès extraordinaires à Paris.
SIMPLICIE.—Tes camarades de pension n'oseront pas te tourmenter avec tes beaux habits.
INNOCENT.—Je crois bien! Ce n'est pas comme dans leurs vestes étriquées! On n'a pas ménagé l'étoffé dans les miens; on leur portera respect, je t'en réponds.
SIMPLICIE.—Et moi! Quand ces demoiselles me verront! Camille, Madeleine, Elisabeth, Valentine, Henriette et les autres? Elles n'ont rien d'aussi beau, bien certainement.
INNOCENT.—Elles vont crever de jalousie…
SIMPLICIE.—D'autant qu'on ne trouve plus d'étoffes pareilles, à ce que m'a dit maman.
INNOCENT.—Comme on nous traitera avec respect quand on nous verra si bien habillés!
SIMPLICIE.—Il ne faudra plus bouder, n'est-ce pas?
INNOCENT.—Non, non; il faut au contraire être gais et aimables.
Leur entretien fut interrompu par Prudence, qui venait chercher les habits neufs pour les emballer; Innocent et Simplicie se déshabillèrent avec regret et allèrent aider leur mère et leur bonne à tout préparer pour le départ, qui devait avoir lieu le surlendemain.
II
LE DÉPART
Ces derniers jours se passèrent lentement et tristement; M. Gargilier regrettait presque d'avoir consenti à la leçon d'ennui et de déception que méritaient si bien ses enfants, Mme Gargilier s'affligeait et s'inquiétait de cette longue séparation à laquelle СКАЧАТЬ