Название: Mémoires Posthumes de Braz Cubas
Автор: Machado de Assis
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066076849
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—Voilà que vous rendez visite aux défunts, lui dis-je.
—Qui parle de défunts? répondit-elle en faisant la moue.
Et après m'avoir serré la main:
—Je m'occupe de secouer les paresseux.
Elle n'avait plus la caresse attendrie d'un autre temps, mais sa voix était amicale et douce. Elle s'assit. J'étais seul chez moi, en compagnie d'un simple infirmier. Nous pouvions nous parler en toute franchise. Virgilia me donna des informations du dehors: elle comptait avec esprit, assaisonnant ses discours d'un peu de médisance, ce sel de la conversation. Et sur le point de quitter le monde, j'éprouvais un plaisir satanique à me moquer de lui, à me convaincre que je perdais bien peu de choses en vérité.
—Quelle idée! interrompit Virgilia, en grossissant la voix. Si vous continuez, je ne reviendrai plus. Mourir! naturellement, nous sommes tous mortels. Il suffit d'être en vie.
Et regardant sa montre:
—Mon Dieu! déjà trois heures. Je file.
—Déjà?
—Oui; je reviendrai demain ou après-demain.
—Je ne sais trop que vous conseiller. Votre malade est un vieux garçon, et il n'y a aucune femme chez lui.
—Et votre sœur?
—Elle ne pourra venir qu'à partir de samedi.
Virgilia réfléchit un instant. Puis elle haussa les épaules, et dit gravement:
—Je suis vieille! Personne ne remarquera... D'ailleurs, pour couper court aux racontages, j'amènerai Nhonhô.
Nhonhô était l'unique fruit de son mariage, et à l'âge de cinq ans, il avait été le complice inconscient de nos amours. À l'époque de ma maladie, il était déjà avocat. Ils vinrent tous deux, le surlendemain, et j'avoue qu'en les recevant dans ma chambre, je fus pris d'une timidité qui ne me permit pas de répondre tout de suite aux paroles affectueuses du jeune homme. Virgilia devina ce qui se passait en moi, et lui dit:
—Nhonhô, regarde-moi ce grand enfant gâté qui ne dit rien pour faire croire qu'il est très malade.
Le jeune homme sourit; je souris aussi, je crois, et nous plaisantâmes. Virgilia était sereine et souriante, offrant l'aspect des existences immaculées, sans un regard suspect, sans un geste dénonciateur. Son égalité de parole et de caractère dénonçait une domination d'elle-même assez rare, sans doute. Notre conversation glissa par hasard aux amours illégitimes, moitié divulguées, moitié secrètes, d'une personne de notre connaissance, et qui était même son amie, ce qui ne l'empêcha pas de montrer à l'égard de celle-ci quelque dédain et même de l'indignation. Son fils écoutait avec satisfaction cette voix digne et forte, et je me demandais à moi-même ce que les pies-grièches diraient de nous, si Buffon était né pie-grièche.
C'était le délire qui méprenait.
VII. LE DÉLIRE
Je ne sache pas que personne ait encore raconté son propre délire. La science me sera redevable de ce service. Les lecteurs indifférents aux phénomènes mentaux pourront sauter ce chapitre. Mais même si vous n'êtes pas curieux, vous trouverez peut-être intéressant de savoir ce qui se passa dans ma tête pendant près d'une demi-heure.
Je pris d'abord la forme d'un barbier chinois habile et grassouillet, en train de raser de près un mandarin, qui me payait de ma peine par des chiquenaudes et des dragées: simples caprices de mandarin.
L'instant d'après, je devins la Somme de Saint Thomas, imprimée en un volume et reliée en maroquin, avec des fermoirs d'argent et des estampes. Ce délire donna à mon corps la plus rigide immobilité. Je me rappelle encore que mes mains formaient les fermoirs du livre. Je les tenais croisées sur le ventre, et quelqu'un (Virgilia sans doute) les décroisait, parce que cette attitude semblait celle de la mort.
Enfin je fus rendu à la forme humaine, et livré à un hippopotame, qui m'emporta. Je me laissai faire, sans protester, et je ne sais trop si je ressentais de la peur ou un sentiment de confiance. Mais au bout d'un instant, la course devint tellement vertigineuse que j'osai l'interroger, et lui dire, après quelques précautions oratoires, qu'il me semblait aller à l'aventure.
—Tu te trompes, me répondit l'animal. Nous remontons à l'origine des siècles.
Je lui fis observer que c'était un peu loin. Mais l'hippopotame ne m'entendit pas ou ne me comprit pas, ou feignit de ne pas entendre. Je lui demandai, puisqu'il parlait, s'il descendait du cheval d'Achille ou de l'âne de Balaam, et il me répondit par un geste commun à ces deux animaux: il secoua les oreilles. Je fermai alors les yeux et m'abandonnai au hasard. J'avoue que je ressentis quelque démangeaison de savoir où se trouvait placée l'origine des siècles, si elle était aussi mystérieuse que celle du Nil, et surtout si elle valait plus ou moins que la consommation des mêmes siècles: réflexions d'un cerveau malade. Comme je fermais les yeux, je ne voyais pas le chemin. Je me souviens seulement que l'impression du froid augmentait à mesure que nous avancions. À un certain moment, je crus entrer dans la région des neiges éternelles. J'ouvris alors les yeux, et je vis qu'en effet mon hippopotame galopait sur une plaine de neige, couverte de quelques montagnes de neige, d'une végétation de neige, et de quelques grands animaux également de neigé. On ne voyait que de la neige; un soleil de neige nous pénétrait de froidure. J'essaya de parler, mais de froidure. J'essayai de parler, mais je ne pus prononcer que cette question anxieuse:
—Où sommes-nous?
—Nous avons passé l'Éden.
—Arrêtons-nous alors sous la tente d'Abraham.
—Mais puisque nous allons en arrière, répartit ma monture en se moquant de moi.
Je demeurai ahuri et vexé. Le voyage me parut décidément extravagant et sans intérêt, le froid incommode, le moyen de locomotion brutal et le but inaccessible. De plus,—imagination de malade,—je me disais qu'en supposant même que nous y arrivions, il n'était pas impossible que les siècles, irrités de cette profanation, nous déchirassent entre leurs ongles, qui devaient être séculaires comme eux. Tandis que je me livrais à ces réflexions, nous dévorions l'espace, et la plaine fuyait sous nos pieds. Enfin l'animal s'arrêta, et je pus regarder autour de moi. Regarder seulement, car je ne vis rien, hors l'immense linceul de neige qui couvrait alors le ciel même, demeuré jusque-là limpide. Par moment, j'entrevoyais quelque énorme plante agitant au vent ses larges feuilles. Le silence était sépulcral. On eût dit que la vie des êtres se figeait en présence de l'homme.
Et voici qu'un visage énorme (tombait-il du ciel? sortait-il de terre, je ne sais), un СКАЧАТЬ