Название: La vie de Rossini, tome II
Автор: Stendhal
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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C'est après cette scène qu'on voit la pie voler à travers le théâtre; elle enlève la cuiller fatale. Le moment est bien choisi; le spectateur est trop ému pour prendre ce vol du côté plaisant, et, comme on ne s'y attend pas, personne n'a le temps d'examiner comment il s'opère. Après le grand morceau tragique, dont nous venons de donner une analyse si imparfaite, la musique reprend toute la légèreté, toute la gaieté possible, et même une élégance qu'elle n'a pas eue jusqu'ici; et tout cela pour le procès-verbal de l'interrogatoire de la pauvre Ninetta:
In casa di messere…
Ce morceau est délicieux; il me semble qu'aucun maestro vivant ne pourrait en faire un semblable. La cantilène la plus charmante que l'art puisse produire est justement appliquée à la parole la plus infâme de l'interrogatoire. Quand le jeune militaire fait observer, avec beaucoup de raison, que l'objet qu'on cherche a été
Rapito! no, smarrito
(Volé! non, égaré),
le podestat répond avec une grâce parfaite:
Vuol dir lo stesso.
(Qu'importe? ces mots n'ont-ils pas le même sens?)
Il est vrai que cette admirable légèreté, que ce badinage aimable et tout à fait monarchique, s'est rencontré plusieurs fois, en ces derniers temps, chez des juges, gens du monde, qui envoyaient à la mort les ennemis du pouvoir en se jouant, ou plutôt sans interrompre les jeux d'une vie aimable et insouciante. La musique de Rossini serait parfaitement à sa place dans une comédie intitulée Charles II28 ou Henri III, et où le poëte aurait emprunté, pour représenter les moments prospères du règne de ces princes, le génie qui inspira Pinto à M. Lemercier. J'ai eu besoin de m'arrêter un instant pour faire sentir à un lecteur né dans des pays où la justice est digne de tous nos respects, comme chacun sait, que Rossini, né en Romagne et accoutumé aux juges nommés par des prêtres, a été peintre fidèle dans tout le rôle du podestat de la Gazza ladra. En plaçant tant de gaieté, d'insouciance et de légèreté dans l'interrogatoire de Ninetta, il a eu égard au caractère principal, qui est le juge, vieux scélérat goguenard et libertin, et au dénoûment de son opéra, qu'il savait bien devoir être di lieto fine comme ceux de Métastase. J'ai entendu Rossini repousser très gaiement les critiques qu'on faisait de son podestat, à Milan, lieu où Napoléon avait fait apparaître quelque décence dans la justice (1797 à 1814). «Le jeune militaire, quoique Français, est un nigaud, disait Rossini; à sa place, moi qui n'ai pas fait de campagnes ni enlevé de drapeau, je me serais écrié, voyant ma maîtresse accusée: C'est moi qui ai pris la fatale cuiller! Dans le libretto qu'on m'a donné, Ninetta, confondue par des apparences accablantes, ne sait que répondre; Giannetto est un sot: le personnage principal de mon finale est donc le juge, lequel est un coquin nullement triste, et qui, d'ailleurs, n'a aucune idée de perdre Ninetta; il ne songe, pendant tout le temps de l'interrogatoire, qu'à lui vendre sa grâce, et au prix qu'il en obtiendra29.» Rossini n'ajoutait pas, car il est fort prudent et se souvient de la mort de Cimarosa: Allez voir dans mon pays, à Ferrare, à Rimini, les jugements que l'on y rend tous les jours. Avisez-vous d'avoir un procès et d'être accusé d'avoir mangé un poulet le vendredi, un an ou deux auparavant. Les Prêtres envoient dans les jardins des palazzi voir si l'on jette des os de poulet le vendredi. La femme de chambre de la maison n'a pas l'absolution à Pâques si elle ne dénonce les os des poulets mangés en cachette: or, une femme de chambre, à Imola ou à Pesaro, qui ne fait pas ses pâques est une fille perdue. Qu'on se figure, dans une ville de vingt mille âmes comme Ferrare, un préfet, sept à huit sous-préfets, une douzaine de commissaires de police, n'ayant autre chose à faire au monde que de savoir si monsieur un tel mange un poulet le vendredi! Le légat, ses secrétaires et ses agents secrets, dont j'ai ci-dessus traduit les titres en dénominations françaises, sont prêtres. Ils ont l'administration; mais ils sont contre carrés en tout et haïs à la mort par l'autorité ecclésiastique, l'archevêque, ses grands-vicaires, les chanoines, etc., ennemis jurés des autorités administratives, et les dénonçant sans cesse à Rome comme inclinant au relâchement. Ces dénonciations peuvent empêcher le légat de devenir cardinal à la première promotion. Or, tous ces grands intérêts, toutes ces rivalités, tous les conseils de la prudence, peuvent être satisfaits en dénonçant le pauvre diable de bourgeois de Ferrare qui a cédé à la tentation de manger un poulet le vendredi. Je pourrais ajouter vingt pages de détails, mon seul embarras serait d'affaiblir les couleurs, de diminuer la vérité; je ne veux pas tomber dans l'odieux, ce serait la pire des chutes pour un livre frivole30. Le résultat de toutes les anecdotes que je pourrais raconter sur la Romagne serait toujours que Rossini, en donnant tant de gaieté et de légèreté à son podestà libertin, n'a nullement songé à faire une épigramme abominable et à la Juvénal. En général, c'est très peu la coutume en Italie que de s'indigner par écrit des friponneries; cela rend triste, cela est de mauvais ton; d'ailleurs c'est un lieu commun.
Le caractère tranquille du pitoyable amant de Ninetta apparaît bien dans le chant:
Tu dunque sei rea!
(Ed io la credea
L'istessa onestà.)
Toute la niaiserie que le cœur sensible des habitants de la rue Saint-Denis passe à leur cher mélodrame éclate lorsque Ninetta se laisse confondre,
Non, v'è più speme,
parce que le juif déclare qu'il y avait sur la pièce d'argenterie à lui vendue un F et un V, elle qui vient de dire que son père s'appelle Ferdinand Villabella, d'où le podestat a conclu naturellement que ce père était l'homme qui se trouvait avec elle et pour lequel elle a lu un faux signalement. Ninetta se garde bien de jouer au poëte le mauvais tour de dire tout simplement: Ce couvert m'a été remis par mon père, et les lettres F V forment son chiffre. La pauvre fille aime mieux mourir. Le malheur de ce libretto, c'est que tous les personnages y sont des êtres communs. Ce défaut ne se trouve jamais dans les opéras allemands: il y a toujours quelque chose pour l'imagination.
Ce finale est plein de mouvement, d'entrées et de sorties auxquelles le spectateur prend un vif intérêt. Il y a beaucoup d'a solo et de petits morceaux d'ensemble fort attachants. Il est impossible de mieux disposer les groupes d'un grand tableau. Les paroles ne sont pas mal: je voudrais que ce fût le contraire, que la situation fût belle et naturelle, et les paroles fort ridicules, car qui fait attention aux paroles? A Naples, on trouvait des longueurs dans ce finale; je l'ai vu admiré par le caractère plus tranquille des Milanais. Pour mon compte, je me range à l'avis des bons Milanais. L'expression est vive, forte, naturelle, mais toujours rustique, à l'exception de quelques mesures délicieuses au commencement de l'interrogatoire. Ce premier acte me rappelle à chaque instant le genre de gaieté que Haydn a mis dans le morceau de l'automne de ses Quatre Saisons, lorsqu'il veut peindre la gaieté des vendanges.
Mozart eût rendu ce finale atroce et tout à fait insupportable, en prenant les paroles au tragique; son âme tendre n'eût pas manqué de se ranger du parti de Ninetta et de l'humanité, au lieu de songer au podestat et à ses projets plus libertins que sanguinaires, lesquels sont clairement indiqués par ses derniers mots en quittant la scène:
Ah, la gioja mi brilla nel seno!
Più non perdo si dolce tesor31.
CHAPITRE XXIII
SUITE DE LA GAZZA LADRA
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28
Voir les admirables Mémoires de mistress Hutchinson, et les procès de Sidney et de tant d'autres. Voir certains détails de procès criminels dans Voltaire. Voir…
29
Il Podestà – Ora è mia, son contento,
Ah! sei giunto, felice momento,
Lo spavento piegar la farà.
30
Si l'on attaque les bases de mon raisonnement, je pourrai publier quelques anecdotes dont je me borne maintenant à donner la morale; et tout cela se passait sous le ministère modéré de M. le cardinal Consalvi. Voir Laorens:
31
Le caractère du podestat a été peint avec esprit et énergie par Duclos, dans le roman de la