Cruelle Énigme. Paul Bourget
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Название: Cruelle Énigme

Автор: Paul Bourget

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ d'avoir éprouvé pour cet homme aux mains et aux oreilles velues, aux larges pieds, à l'encolure de dragon, la sorte de répulsion physique dont nous souffrons tous à la rencontre d'une physiologie exactement contraire à la nôtre. N'y a-t-il pas des respirations, des circulations du sang, des jeux de muscles qui nous sont hostiles, probablement grâce à cet indéfinissable instinct de la vie qui pousse deux animaux d'espèce différente à se déchirer aussitôt qu'ils s'affrontent? A vrai dire, l'antipathie du délicat Hubert pouvait s'expliquer plus simplement par une inconsciente et subite jalousie envers le mari de Mme de Sauve; car Thérèse, comme ce mari l'appelait en la tutoyant, avait aussitôt exercé sur le jeune homme une sorte d'attrait irrésistible. Il avait souvent feuilleté, durant son enfance, un portefeuille de gravures rapportées d'Italie par son grand aïeul, le soldat de Bonaparte, et, au premier regard jeté sur cette femme, il ne put s'empêcher de se souvenir des têtes dessinées par les maîtres de l'école lombarde, tant la ressemblance était frappante entre ce visage et celui des Hérodiades et des madones familières à Luini et à ses élèves. C'était le même front plein et large, les mêmes grands yeux chargés de paupières un peu lourdes, le même ovale délicieux du bas des joues terminé sur un menton presque carré, la même sinuosité des lèvres, la même suave attache des sourcils à la naissance du nez, et sur tous ces traits charmants comme une suffusion de lenteur, de grâce et de mystère. Mme de Sauve avait aussi, des femmes de cette école lombarde, le cou vigoureux, les épaules larges, tous les signes d'une race à la fois fine et forte, avec une taille mince, des mains et des pieds d'enfant. Ce qui la distinguait de ce type traditionnel, c'était la couleur de ses cheveux, qu'elle avait, non pas roux et dorés, mais très noirs, et de ses prunelles, dont le gris brouillé tirait sur le vert. La pâleur ambrée de son teint achevait, ainsi que la lenteur languissante qu'elle mettait à tous ses mouvements, de donner à sa beauté un caractère singulier. Il était impossible, devant cette créature, de ne pas penser à quelque portrait du temps passé, quoiqu'elle respirât la jeunesse, avec la pourpre de sa bouche et le fluide vivant de ses yeux, et quoiqu'elle fût habillée à la mode du jour, le buste serré dans une jaquette ajustée de nuance sombre. La jupe de sa robe taillée dans une étoffe anglaise d'une teinte grise, ses pieds chaussés de bottines à lacets, son petit col d'homme, sa cravate droite piquée d'une épingle garnie d'un même fer à cheval en diamants, ses gants de Suède et son chapeau rond ne rappelaient guère la toilette des princesses du XVIe siècle; et cependant elle offrait au regard le modèle accompli de la beauté milanaise, même sous ce costume d'une Parisienne élégante. Par quel mystère? Elle était la fille de Mme Lussac, née Bressuire, dont les parents n'avaient pas quitté la rue Saint-Honoré depuis trois générations, et d'Adolphe Lussac, le préfet de l'Empire, venu d'Auvergne à la suite de M. Rouher. La chronique des salons aurait répondu à cette question en rappelant le passage à Paris, aux environs de 1855, du beau comte Branciforte, ses yeux d'un gris verdâtre, sa pâleur mate, son assiduité auprès de Mme Lussac et sa disparition soudaine de ce milieu où, pendant des mois et des mois, il avait été toujours présent. Mais ces renseignements-là, Hubert ne devait jamais les avoir. Il appartenait, de par son éducation et de par sa nature, à la race de ceux qui acceptent les données officielles de la vie et en ignorent les causes profondes, l'animalité foncière, la tragique doublure, – race heureuse, car à elle appartient la jouissance de la fleur des choses, race vouée d'avance aux catastrophes, car, seule, la vue nette du réel permet de manier un peu le réel.

      Non; ce qu'Hubert Liauran se rappelait de cette première entrevue, ce n'était pas des questions sur la singularité du charme de Mme de Sauve. Il ne s'était pas davantage interrogé sur la nuance de caractère que pouvaient indiquer les mouvements de cette femme. Au lieu d'étudier ce visage, il en avait joui, comme un enfant goûte la fraîcheur d'une atmosphère, avec une sorte de délice inconscient. L'absence complète d'ironie qui distinguait Thérèse et se reconnaissait au lent sourire, au calme regard, à la voix égale, aux gestes tranquilles, lui avait été aussitôt une douceur. Il n'avait pas senti devant elle ces angoisses de la timidité douloureuse que le coup d'œil incisif de la plupart des Parisiennes inflige aux tout jeunes gens. Durant le trajet qu'ils avaient fait ensemble, placé en face d'elle, et tandis que De Sauve et George Liauran parlaient d'une loi sur les congrégations religieuses dont la teneur remuait alors tous les partis, il avait pu causer avec Thérèse lentement, et, sans qu'il comprît pourquoi, intimement. Lui qui se taisait d'ordinaire sur lui-même, avec l'obscure idée que l'excitabilité presque folle de son être faisait de lui une exception sans analogue, il s'était ouvert à cette femme de vingt-cinq ans et qu'il connaissait depuis une demi-heure, plus que cela ne lui était jamais arrivé avec des personnes chez lesquelles il dînait tous les quinze jours. A propos d'une question de Thérèse sur ses voyages de l'été, il avait comme naturellement parlé de sa mère, de sa maladie, puis de sa grand'mère, puis de leur vie en commun. Il avait entr'ouvert pour cette étrangère le secret asile de l'hôtel de la rue Vaneau, – non pas sans remords; mais le remords était venu plus tard et moins d'un sentiment de pudeur profanée que de la crainte d'avoir déplu, et lorsqu'il était sorti du cercle de ses regards. Qu'ils étaient captivants, en effet, ces lents regards! Il émanait d'eux une inexprimable caresse; et, quand ils se posaient sur vos yeux, bien en face, c'était comme un attouchement tendre et presque une volupté physique. Après des jours, Hubert se souvenait encore de la sorte de bien-être enivrant qu'il avait éprouvé dès cette première causerie, rien qu'à se sentir regardé ainsi; et ce bien-être n'avait fait que grandir aux entrevues suivantes, jusqu'à devenir presque aussitôt un vrai besoin pour lui, comme de respirer et comme de dormir. Elle lui avait dit, en descendant du wagon, qu'elle était chez elle chaque jeudi, et il avait bientôt appris le chemin de l'appartement du boulevard Haussmann, où elle habitait. Dans quel recoin de son cœur avait-il trouvé l'énergie de faire cette visite qui tombait le surlendemain de leur rencontre? Presque aussitôt, il avait été prié à dîner. Il se rappelait si vivement l'enfantin plaisir qu'il avait eu à lire et à relire l'insignifiant billet d'invitation, à en respirer le parfum léger, à suivre le détail des lettres de son nom écrites par la main de Thérèse. C'était une écriture à laquelle l'abondance des petits traits inutiles donnait un aspect particulier, léger et fantasque, où un graphologue aurait voulu lire le signe d'une nature romanesque. Mais, en même temps, la large façon dont les lignes étaient jetées et la fermeté des pleins, où la plume appuyait un peu grassement, indiquaient une façon de vivre volontiers pratique et presque matérielle. Hubert ne raisonna pas tant; mais dès ce premier billet, chaque lettre de cette écriture devint pour lui une personne qu'il aurait reconnue entre des milliers d'autres. Avec quelle félicité il s'était habillé pour se rendre à ce dîner, en se disant qu'il allait voir Mme de Sauve pendant de longues heures, – des heures qui, comptées par avance, lui paraissaient infinies! Il avait eu un étonnement un peu fâché lorsque sa mère, au moment où il prenait congé d'elle, avait émis une observation critique sur les habitudes de familiarité du monde d'aujourd'hui; puis, séparé de ces événements par des mois, il retrouvait, grâce à l'imagination spéciale dont il était doué, comme toutes les créatures très sensibles, l'exacte nuance de l'émotion que lui avait causée et ce dîner, et la soirée, l'attitude des convives et celle de Thérèse. C'est le plus ou moins de puissance que nous avons de nous figurer à nouveau les peines et les plaisirs passés, qui fait de nous des êtres capables de froid calcul, ou des esclaves de notre vie sentimentale. Hélas! toutes les facultés d'Hubert conspiraient pour river autour de son cœur la chaîne meurtrissante des trop chers souvenirs!

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